Entre rêve, vérité et poésie, le théâtre français se réinvente cet automne : la comédie musicale devient songe, le drame se fait miroir, l’adolescence chante sa solitude, le quotidien danse les sentiments. Du Lido au 13ème Art, le théâtre déploie sa palette d’émotions, du pastel au tragique, du rire aux larmes.
Les Demoiselles de Rochefort : le Rêve Réinventé
Un souffle de joie traverse le tout nouveau Théâtre du Lido !
Depuis le 2 octobre, « Les Demoiselles de Rochefort » y ont retrouvé la lumière, et c’est tout un monde pastel qui s’est remis à chanter. Sous la direction de Jean-Luc Choplin et la mise en scène de Gilles Rico, le chef d’oeuvre pop et poétique de Jacques Demy renaît sur scène avec une grâce infinie. Ce n’est pas une reprise : c’est une métamorphose.
On retrouve l’histoire de Delphine et Solange Garnier, deux sœurs jumelles qui rêvent de quitter leur petite ville pour Paris, là où les attendent peut-être la gloire et l’amour. Autour d’elles, Rochefort bruisse de vie : leur mère Yvonne tient le café de la place Colbert, où défilent soldats, forains et amoureux transis. Dans cette comédie musicale où les destins se croisent et se manquent, chacun cherche, au fond, à combler une même attente : celle du bonheur.
Dès les premières notes, la salle s’ouvre comme un écrin de lumière. Les musiciens de Patrice Peyriéras redonnent souffle et éclat à la partition intemporelle de Michel Legrand, tandis que les chorégraphies de Joanna Goodwin font jaillir l’allégresse et la tendresse d’un monde où tout semble possible. Les danseurs s’élancent dans la salle, les couleurs tourbillonnent, et soudain nous ne sommes plus spectateurs mais complices du rêve.
Bruno de Lavenère signe une scénographie enchanteresse, tout en douceur et en transparence. Rochefort surgit sous nos yeux comme une ville rêvée, baignée de lumière rose et de bleu tendre. La fusion entre les décors et les projections vidéo crée une série de magnifiques tableaux, amplifiant la beauté de l’instant. Les costumes d’Alexis Mabille viennent y déposer une touche de magie supplémentaire : paillettes, volants et élégance s’y répondent dans un tourbillon de charme sixties.
Au cœur de cette féerie, deux voix s’élèvent. Juliette Tacchino et Marine Chagnon, jumelles solaires, incarnent Delphine et Solange. Leurs rires, leurs gestes, leurs regards semblent tissés d’une même étoffe. À leurs côtés, Valérie Gabail prête à Yvonne Garnier une humanité bouleversante, entre tendresse et nostalgie.
Ce qui marque, c’est l’intelligence de cette adaptation qui réside dans sa capacité à mettre en avant la dualité de Demy – la joie solaire et la mélancolie discrète – transformant la pièce en une fable touchante sur les rendez-vous manqués.
Véritable bulle hors du temps, les Demoiselles de Rochefort est une parenthèse enchantée qu’on quitte avec un sourire, le cœur léger, et cette impression d’avoir voyagé dans un rêve éveillé.
Un triomphe absolu, oui — mais surtout un instant d’éternité, tout en musique et en couleurs.
Au théâtre du Lido jusqu’au 11 janvier 2026
A gentle wave of joy sparkles over the new Théâtre du Lido, where Les Demoiselles de Rochefort shines anew under Jean-Luc Choplin’s direction and Gilles Rico’s poetic staging. This isn’t a revival but a true metamorphosis of Jacques Demy’s pastel universe, blending Michel Legrand’s timeless score, Joanna Goodwin’s radiant choreography, and Alexis Mabille’s dazzling costumes. Juliette Tacchino and Marine Chagnon embody the twin sisters with luminous grace, embodying both joy and wistful melancholy in this enchanting, dreamlike musical tableau that leaves the audience smiling and uplifted.

La Séparation : Claude Simon enfin révélé au théâtre
C’est un événement théâtral rare. Aux Bouffes Parisiens, Alain Françon met en scène La Séparation, unique pièce de Claude Simon, prix Nobel de littérature en 1985. Adaptée de son roman L’Herbe (1958), cette œuvre longtemps demeurée inédite trouve ici sa véritable création. Entre huis clos familial et méditation existentielle, le spectacle captive par sa puissance sensorielle et sa profondeur humaine.
Le dispositif scénique est d’une simplicité radicale : deux cabinets de toilette contigus, séparés par une mince cloison. D’un côté, Sabine (Catherine Hiegel) et Pierre (Alain Libolt), les parents ; de l’autre, leur fils Georges (Pierre-François Garel) et sa femme Louise (Léa Drucker), qui songe à le quitter. Au centre, invisible mais omniprésente, la tante Marie agonise, suspendant le temps. Autour, les récoltes de la propriété agricole pourrissent, métaphore d’une vie figée. Deux générations, deux classes sociales, deux guerres passées : la pièce condense les tensions de l’histoire et de l’intime dans une temporalité resserrée, celle d’une seule journée.
L’unité d’action, paradoxalement, est l’inaction. Ces personnages, « comme en sursis », se confrontent à leurs propres désirs déçus, à leurs rancunes et à la perspective d’un héritage dérisoire. Simon orchestre ici une tragi-comédie où le quotidien se charge d’une intensité tragique, et où l’attente devient une expérience existentielle.
La force de ce spectacle réside dans la mise en scène d’Alain Françon, qui active la puissance littéraire de Simon avec une sobriété inventive. Les miroirs des cabinets ne sont pas de simples accessoires : ils deviennent surfaces de diffraction où le texte se démultiplie en mille éclats. Les personnages ne s’adressent pas directement les uns aux autres, mais se renvoient leurs mots et leurs silences par reflets. Le spectateur assiste à une polyphonie singulière, entre monologue et dialogue, où l’écho vaut autant que la parole.
Cette scénographie des reflets fait jaillir une vérité essentielle : nous ne rencontrons jamais l’autre sans d’abord nous confronter à notre propre image. « Tout se passe sous les mots qu’on prononce, comme le tracé d’un ruisseau souterrain est révélé par une herbe plus verte », écrivait Claude Simon. Françon matérialise cette métaphore en révélant, par le jeu des miroirs, l’invisible qui circule sous les phrases : la solitude, l’angoisse, le désir, l’attente de la mort.
Le succès du spectacle tient aussi à la qualité de ses interprètes.
Catherine Hiegel est bouleversante en Sabine. Elle insuffle au rôle une puissance, à la fois rageuse et vulnérable, et marque un retour hautement symbolique aux Bouffes Parisiens, soixante ans après ses débuts dans ce même théâtre.
Alain Libolt campe un Pierre fragile et intérieur, dont chaque mot semble retenu par une vie de renoncements.
Léa Drucker, César de la meilleure comédienne, incarne Louise avec une intensité nerveuse, moderne, tiraillée entre fuite et devoir.
Pierre-François Garel prête à Georges une complexité troublante, prisonnier d’un héritage familial et social trop lourd.
Enfin, Catherine Ferran, dans le rôle énigmatique de la garde, confère à la pièce une aura tragique, presque mythologique : figure d’ange bossu, messagère du temps compté.
La Séparation déplace le théâtre hors de ses repères habituels. Ni véritable dialogue, ni monologue, la pièce est une méditation sensorielle où le spectateur est invité à écouter ce qui se joue sous les mots, à contempler ce que les miroirs révèlent. Le théâtre devient ainsi un espace d’entre-deux où passé, désir et perte se recomposent.
Ce n’est pas seulement une redécouverte d’un texte oublié : c’est une plongée dans l’énigme de la condition humaine, un grand moment de théâtre, de ceux qu’on emporte en soi et qu’on ne peut oublier.
Au théâtre des Bouffes Parisiens jusqu’au 4 janvier
At the Théâtre des Bouffes Parisiens, Alain Françon stages La Séparation, the only play by Nobel Prize laureate Claude Simon, adapted from his novel L’Herbe. Between intimate tragedy and poetic reflection, this newly premiered work mesmerizes with its profound stillness and emotional depth. The minimalist set of mirrored bathrooms becomes a stage for human fragility, where silence, reflection, and repetition reveal buried desires and the passing of time. With a masterful cast led by Catherine Hiegel, Léa Drucker, and Alain Libolt, this striking production turns introspection into pure theatre — a haunting meditation on solitude, legacy, and the mystery of being.

Cher Evan Hansen : la fragilité en pleine lumière
Dear Evan Hansen, le musical phénomène de Broadway, débarque enfin en français au Théâtre de la Madeleine. Sous la direction d’Olivier Solivérès et avec la collaboration d’Hoshi qui a adapté plusieurs chansons, cette adaptation réussit l’équilibre parfait entre sensibilité, émotion et réflexion.
Evan Hansen est un adolescent timide et solitaire, invisible aux yeux des autres. Un malentendu tragique transforme sa vie en un tourbillon inattendu : une lettre, un deuil, une communauté qui le prend pour quelqu’un qu’il n’est pas. Dans cette spirale vertigineuse, Evan est aspiré dans des situations qu’il ne contrôle pas, révélant sa vulnérabilité et son humanité.
La pièce explore ainsi des thèmes essentiels — santé mentale, anxiété sociale, isolement, impact des réseaux sociaux sur la construction identitaire— et montre à quel point l’adolescence est une période où l’on peut se sentir emporté par le flot des interactions.
Si Antoine Le Provost incarne à merveille la fragilité d’Evan, anti-heros universel, l’énergie de la pièce repose sur l’ensemble des comédiens. Fanny Chelim, Lou Nagy ou encore Antoine Galey apportent une vitalité communicative, créant un chœur émotionnel puissant.
Olivier Solivérès signe une mise en scène sensible et moderne : lumières, modules scéniques et projections traduisent les émotions d’Evan et le monde hyperconnecté qui l’entoure.
Autre grande réussite : les chansons, qui frappent au cœur dès les premières notes. Elles ne se contentent pas d’être interprétées : elles vivent, elles vibrent, elles portent chaque sentiment avec une justesse qui bouleverse. Olivier Solivérès le rappelle : « Nous avons choisi des comédiens capables d’incarner la vérité, pas la perfection. L’émotion se joue dans la faille. »
Les orchestrations, puissantes, jouées à vue par quatre musiciens, créent un écrin parfait pour les voix et le texte.
Cher Evan Hansen est une magnifique leçon de vie. Le parcours d’Evan montre qu’il est possible de transformer l’isolement et la douleur en lien social.
Mais c’est bien l’énergie collective de la formidable troupe, sa capacité à faire ressentir chaque émotion, chaque hésitation, chaque éclat de rire ou de larmes, qui rend cette leçon palpable et universelle.
Au théâtre de la Madeleine jusqu’en janvier 2026
Dear Evan Hansen, Broadway’s award-winning phenomenon, finally takes the stage in French at Théâtre de la Madeleine. Directed by Olivier Solivérès, with songs adapted by Hoshi, this heartfelt production captures the perfect balance of tenderness, emotion, and depth. Through the story of a lonely teenager caught in a life-changing misunderstanding, the musical tackles themes of mental health, social anxiety, and the quest for connection in a digital age. With Antoine Le Provost’s moving portrayal and a vibrant ensemble, the show radiates authenticity—where every flaw becomes truth, and every song becomes a heartbeat of empathy and hope.

Maison d’en face : l’énergie d’ une troupe, la poésie d’un instant
Léo Walk confirme qu’il est l’un des chorégraphes les plus inspirants de sa génération. Après le succès de Première Ride, il poursuit son exploration sensible de l’humain et de l’intime, entouré de sa compagnie La Marche Bleue, qui se donne ici à fond, corps et âme.
La scène, imaginée par Garance Vallée, offre un décor sobre et élégant, un espace épuré qui met magnifiquement en valeur les danseurs — des corps d’origines multiples, unis dans une même énergie pour former une harmonie parfaite. La synchronisation du groupe est remarquable : fluide, précise, elle traduit une véritable écoute mutuelle et une magnifique cohésion.
La lumière, quant à elle, joue un rôle à part entière. Tantôt chaude, tantôt crue, parfois minimale, elle sculpte les corps, dessine des tableaux vivants et crée des atmosphères envoûtantes.
Soutenue par la musique originale de Flavien Berger, la chorégraphie de Léo Walk tisse une poésie du quotidien : les gestes deviennent des confidences, les silences des respirations partagées. Tout semble couler avec évidence, comme si les émotions prenaient forme dans l’espace.
Le spectateur se laisse emporter dans cet univers onirique et le retour à la réalité est presque difficile tant la beauté du moment hypnotise et enveloppe.
Au théâtre Le 13e Art jusqu’au 31 octobre 2025
Léo Walk confirms his place as one of today’s most inspiring choreographers.
With La Marche Bleue, he explores human emotion and intimacy through expressive movement.
Garance Vallée’s minimalist set enhances the dancers’ harmony and unity.
The lighting, both subtle and striking, shapes the bodies and atmospheres on stage.
Flavien Berger’s original music deepens the poetic flow of gestures and silences.
The result is a hypnotic, dreamlike performance that leaves the audience spellbound.

Photographie principale : Les Demoiselles de Rochefort ©Julien Benhamou
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